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Les découvertes du chamois
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26 avril 2005

Lettre du 21 juillet 1915, depuis les tranchées de deuxième ligne.

14 h. ½. Le temps de repos ne peut pas toujours durer. Une fois que les hommes en ont bien profité et qu’ils sont frais et dispos, on retourne faire son devoir. Et c’est ce que nous avons fait hier. Dans la journée nous nous sommes approchés des tranchées et le soir nous y sommes montés. Le trajet dans les tranchées fut très long et assez fatigant par suite tantôt de l’étroitesse des boyaux, tantôt d’une montée, tantôt d’un pas gymnastique forcé dans les endroits dangereux. Malgré cela je suis très bien ici. C’est un boyau bien fait, profond et large... J’y ai installé mon sac dans un petit renfoncement d’une paroi. Puis après avoir pris ma veste et la couverture et conservé ma capote, j’ai dormi ayant le sac pour oreiller. Et j’ai bien dormi puisque mon sommeil a duré environ 7 heures. J’ai bien mangé aussi, car mon estomac eût soin de ne pas se faire oublier. La digestion eût peut-être été moins facile sans un peu de boisson. Un peu d’eau à l’alcool de menthe la facilita. Enfin une gentille cigarette toute faite acheva de tout mettre en place. Maintenant je suis très bien et très tranquille. Les Boches sont assez aimables aujourd’hui ( c’est certainement sans le vouloir ) car ils ne nous envoient pas de marmites. Ils les envoient plus loin. Ce matin ils ont bien tiré de notre côté, mais elles étaient loin d’éclater autour de nous. Donc ici, rien à craindre. C’est la bonne vie. Il n’y a qu’une chose qui m’ennuie, c’est le voisinage d’ennemies implacables depuis longtemps, ennemies que jamais je n’arriverai à exterminer complètement, puisque chaque année il en arrive d’autres. Mais ce que je demande, c’est le pourquoi de leur ténacité envers moi. Je n’ai pourtant rien fait pour cela. Sans nul doute, vous devinez de quelles ennemies je veux parler. Ce sont ces petites bêtes, ces petits insectes à six pattes, à la tête assez grosse. Vu le petit corps, muni de deux ailes fragiles mais suffisamment solides pour les porter à travers l’espace. Ce sont les mouches... les maudites mouches... J’ai beau les chasser, elles reviennent toujours et en plus grand nombre. Ici, cela va encore, mais l’autre fois, c’était bien pis. Elles étaient si nombreuses que nous avions dénommé notre gourbi « Hôtel des Mouches ». Enfin, tant pis, à la guerre comme à la guerre. Du reste un mouchoir propre peut mettre ma figure à l’abri de leurs sottes profanations.

Laissons de côté ces mouches peu intéressantes, cette engeance exécrable et parlons un peu du paysage qui s’offre à notre vue. Au loin on aperçoit des lignes blanches étalées dans tous les sens, ce sont des tranchées. Il y en a des françaises, il y en a des boches. Plus loin se trouvent des petits villages, gentillets autrefois et maintenant hideux et affreux. Le bombardement en est la cause. On aperçoit aussi des bois, taillés en partie d’une façon trop radicale. Les obus boches, serviteurs fidèles et dignes de leurs maîtres sanguinaires, ont fait là une œuvre terrible. Plus de branches ni feuilles, en certains endroits plus de grand arbres, plus d’arbres, il ne reste que des bouts d’arbres, des tronçons calcinés. C’est triste à voir. Si nous regardons plus près de nous, c’est désert. Ce ne sont que des tranchées, des boyaux. Seuls les oiseaux comme les habitants de certaines villes envahies persistent à rester dans ces tristes et terribles parages où ils ont toujours vécu. Et le matin ils nous égayent de leurs chants harmonieux.

Vous voyez que je ne suis guère malheureux. Je dors, je mange, je fume, j’assiste à des chants harmonieux, je vis gai et content tout comme à l’ordinaire, tout comme si la guerre n’existait pas. Et je parle franchement.

J’espère que tous vous êtes en excellente santé et que vous ne vous faites pas trop de bile.

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